Le sens caché des pratiques numériques des ados
Jocelyn LACHANCE, socio-anthropologue de l’adolescence, docteur en
sociologie et en sciences de l'éducation intervient sur « Le sens caché
derrière les pratiques numériques des ados, et la relation parents-enfants dans
un monde connecté »
Nous ne sommes pas tous égaux et
pas tous d’accord sur les pratiques numériques. L’enjeu est celui de la création
d’une culture commune car nous avons un rapport très personnel aux outils.
Après 15 années de recherches et de pratiques, le chercheur distingue :
- Les bonnes pratiques :
qu’est-ce qu’on y fait ? qu’est-ce qu’on dit ? qu’est-ce qu’on met en
scène ? quelles sont les limites que l’on se fixe ?
- La bonne distance :
quelle distance avons-nous à nos usages, à ces outils, au temps de connexion ou
de déconnexion.
Quel sens les jeunes donnent-ils à leurs pratiques ? La
popularité des Réseaux Sociaux Numériques (RSN) auprès des jeunes n’était pas
une évidence. En effet, toutes les propositions vers les jeunes n’ont pas le
succès attendu. Les RSN fonctionnent parce qu’ils répondent à un besoin de
construction identitaire chez les adolescents. Il faut prendre en compte cette
notion d’expérimention des adolescents pour comprendre le rapport qu’ils
entretiennent avec les RSN.
Comment devient-on adultes au 21 siècle ? Nous vivons dans un
monde avec beaucoup d’incertitudes et on demande aux jeunes de faire des choix,
de construire leur avenir. Pour y parvenir, ils ont recours à des expérimentations,
y compris numériques, comme un entre-deux dans lequel ils trouvent un espace idéal
pour expérimenter : leur orientation professionnelle, leurs relations
amoureuses, leur appartenance à un genre, etc.
Comment peuvent-ils savoir si leur test est valable ? Mettre
en scène son expérimentation à l’adolescence est bien antérieure aux RSN. C’est
une manière de solliciter un regard extérieur qui les aident à devenir adulte. Les
jeunes cherchent des regards extérieurs pour valider et mener ainsi leur
expérimentation. Les RSN permettent de
poser des questions à différents regards à travers des jeux de validation
et d’invalidation.
Les RSN dans l’instantanéité ? La question de l’instantanéité
repose davantage sur cette nécessité pour les adolescents d’obtenir des retours
rapides, en particulier pour les jeunes les plus fragiles. C’est d’avantage l’urgence
de cette recherche identitaire qui provoque cette instantanéité.
Existe-t-il de sujet qui n’appartiennent qu’aux Réseaux Sociaux ?
la violence, l’intimité, le harcèlement sont des sujets de société antérieurs à
l’arrivée des RSN. Attention aux lieux communs sur les RSN. Il faut se
débarrasser du mythe selon lequel les pratiques numériques n’appartiendraient
qu’au monde virtuel. Attention à l’idée d’une hiérarchisation entre ces deux
mondes. Du point de vue du sens, pourquoi ces pratiquent dites virtuelles auraient-elles
moins d’importance que les autres ? Cette approche binaire reviendrait à
invalider le sens profond des pratiques numériques des adolescents et de la
recherche identitaire qui les accompagne. Qui sommes-nous pour juger cette
supposée hiérarchisation ? on parlera de complémentarité entre les
différents espaces et c’est aussi notre rôle de l’expliquer aux parents. Les
pratiques numériques des jeunes sont à interroger à l’aune de leur histoire
individuelle.
Par exemple, à la question « as-tu déjà pris un risque avec un selfie ? », une
adolescente répond : « oui, la
première fois que j’ai pris un risque avec un selfie, c’était en public, devant
les autres, devant mes amis, je voulais leur montrer que j’avais le courage de faire
un selfie de moi, que moi aussi j’avais de la valeur et que je pouvais le faire ».
Derrière des pratiques que les adultes peuvent trouver anodines, il y a de
l’investissement affectif et symbolique très fort.
Autre exemple, que font les
adolescents quand l’un d’entre eux décède ? ils assistent bien sûr à la
cérémonie des parents, le temps officiel mais ils ont aussi leurs propres
rites, leurs propres cérémonies. Cela peut se traduire par des regroupements
entre amis, pour échanger, se souvenir, y compris à travers des pratiques d’alcoolisation.
Ils témoignent également de messages laissés sur le répondeur téléphonique de
la personne disparue mais aussi de rites dans les espaces virtuels comme se
rassembler dans l’univers du jeu-vidéo comme dans World of Worcraft pour célébrer
la mort de leur ami sur un mode de célébration anthropologique.
Dernier exemple. Afficher une
nouvelle relation amoureuse auprès d’une audience imaginaire, auprès de témoins
silencieux, cela peut être surprenant de notre place d’adulte ? mais cela a du
sens pour cet adolescent. Les adolescents montrent qu’ils savent faire la part
de choses entre les relations significatives et les autres, c’est un marqueur
social significatif à cet âge. Pour comprendre les usages
numériques des jeunes, il faut aussi interroger la question du rapport à la
connexion car la socialisation numérique a beaucoup évolué. Ce sont aujourd’hui
les parents qui connectent leurs enfants contrairement aux précédentes
générations qui se connectaient volontairement pour des raisons de sociabilité (famille,
amis) ou pour des raisons professionnelles. On parle de pacte de connexion, c’est-à-dire
le contrat implicite que l’on passe avec toutes les personnes significatives
autour de nous et qui détermine le canal, la fréquence et le délai de nos
réponses dans les espaces numériques. Chacun est lié à ce pacte de manière
différente. En famille, les jeunes vont intérioriser les craintes de leurs
parents. A l’occasion d’une sortie, certains vont anticiper les craintes
parentales en envoyant un sms avant même d’être sollicités tandis que d’autres
vont volontairement différer leurs réponses pour marquer une distance. C’est la
question de l’espace de l’autonomisation qui est en jeu et la capacité des
jeunes à évoluer seuls, loin du regard de leurs parents. C’est aussi un enjeu
de nouvelles inégalités sociales que de pouvoir s’affranchir du regard, y
compris numérique, de son entourage.
M. Lachance termine son
intervention en expliquant que c’est le rituel d’aveu (Foucault) qui est mis à
mal par le contrôle parental des traces numériques (les photos). Ces pratiques
parentales n’offrent plus l’intimité nécessaire aux jeunes pour s’affranchir du
regard parental. Il en appelle à notre vigilance pour ne pas remplacer le code
de la parole, de la confiance par celui de la donnée.